Sommaire
Introduction
PARTIE I : Les années 1970 et la redécouverte de la ville
1 – Des étudiants hors de Paris
Un lieu calme
Des enseignements organisés par disciplines
Les étudiants comme moteur
Une volonté manifeste d’ouverture
2 – Architecture et sciences humaines. Henri Lefebvre et le droit à la ville
3 – Architecture et forme urbaine, Versailles, 1969-1975
PARTIE II : Cinquante ans après : le droit à la ville
4 – Faire de tout logement un chez soi appropriable et évolutif
Être chez soi
Éloge des pavillons
5 – Contre les logiques séparatrices : rassembler des tissus
urbains diversifiés
Le foncier, cet éternel oublié
Une géométrie invisible
Macro-lot et tissus haussmanniens, quelle évolutivité ?
Clôture et sécurité : la gated-community et l’enfermement consenti
Le tissu urbain est-il un concept opératoire ?
6 – Unifier la ville fragmentée par un jeu de centralités
Les espaces publics sont-ils toujours l’armature de la ville ?
Redonner aux voiries un caractère d’espaces publics
L’urbain contre la ville ?
Penser la ville à partir des centralités
La ville comme constellation
7 – Retrouver les chemins de l’eau pour accorder la ville et le territoire
Les chemins de l’eau
Tout espace non bâti n’est pas un vide
Il ne suffit pas de préserver, il est temps de restituer
Les chemins de l’eau comme système
Conclusion
Remerciements, Bibliographie
Extraits
Cinquante ans après : le droit à la ville
Avec des différences d’appréciation et de nombreuses variations dans l’applications des projets d’aménagement, d’urbanisme et d’architecture des bâtiments, le retour à la ville engagé à la suite des Italiens à la fin des années 1960 s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui. En un sens, l’urbanisme fonctionnaliste hérité des CIAM (1), qui avait prévalu jusqu’au début des années 1970 et dont les grands ensembles étaient la conséquence la plus visible, avait disparu. Au point qu’Olivier Guichard, alors ministre de l’équipement, interdit d’employer dorénavant l’expression de « grand ensemble »… Oui, le retour à la ville s’est installé durablement : on n’imaginerait plus guère de réaliser le projet prévu de la radiale Vercingétorix pour faire aboutir une autoroute sur le parvis de la gare Montparnasse, ni de couvrir le canal Saint-Martin pour faire entrer une autoroute jusqu’à la place de la Bastille, encore moins de raser des quartiers anciens au motif qu’ils seraient insalubres.
Mais de quelle ville s’agit-il ?
Débarrassé des dogmes de la Charte d’Athènes, ce retour à la ville est fondé sur la prise en compte de réalités appartenant à des échelles différentes. Il y a le grand territoire, appréhendé tantôt par sa configuration géomorphologique, tantôt par ses dynamiques économiques, démographiques et sociales, ou par le rôle accordé aux éléments de communication, qu’ils soient naturels ou artificiels – chemins, routes et autoroutes, rivières, fleuves, canaux et voies ferrées ; ports et aéroports ; réseaux divers, des tuyaux d’égouts à Internet.
Il y a l’échelle du quartier, de la rue où l’on habite, du voisinage et des commerces de proximité, battus en brèche par les hypermarchés, premières manifestations du glissement de la ville vers l’urbain. Il y a l’échelle du logement et de la vie domestique, de l’habitation, où l’architecture rencontre le détail de construction et l’ameublement pour proposer une qualité d’habiter. Il y a l’importance du patrimoine, qui d’artistique et monumental s’est étendu au « naturel » et à l’immatériel.
Face à cette prolifération de sujets, cette seconde partie se propose de réexaminer les outils utilisés à la lumière des changements récents que sont :
– la prise de conscience environnementale, avec aujourd’hui des accents d’urgence compte tenu de la dégradation accélérée de la planète et de ses écosystèmes ;
– l’expérience de la pandémie mondiale du Covid-19, qui en est une conséquence et modifie nos modes de vie et nos manières d’habiter ;
– le passage du capitalisme entrepreneurial au capitalisme financier, dont la logique du profit maximum à court terme a modifié en quelques décennies, et à notre insu, nos capacités d’action.
Certains penseront qu’il s’agit là d’une vision négative de la mondialisation, mais s’il est illusoire de penser l’abolir, ne devons-nous pas au moins tenter d’en corriger certains excès ? Villes et territoires sont traversés par des intérêts conflictuels le plus souvent ignorés par les traités et documents de l’urbanisme officiel qui, dans son désir de bien faire, préfère ignorer les contradictions.
Conscients de tout cela, que pouvons-nous faire ?
Notes
1. Les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) créés par Le Corbusier en 1927 en réaction contre son éviction du Concours pour le siège de la Société des Nations à Genève, dont la première tenue officielle a lieu en Suisse à La Sarraz.
Conclusion : penser la ville ouverte
Il y a plus de cinquante ans, Henri Lefebvre décrivait le glissement inéluctable de la ville vers l’urbain, qu’il saisissait alors dans son commencement. Il y voyait une perte de qualité des relations sociales, dominées par l’argent (les valeurs d’échange), au détriment des usages et notamment de la fête, le propre de la vie urbaine. Avec des sentiments différents, Françoise Choay, à la même époque, déplorait la mort de la ville. Que diraient-ils aujourd’hui ?
La ville aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’étaient les villes il y a un siècle. Pour l’essentiel, en France, le territoire de la ville agglomérée de 1920 ne représente au mieux que 5 % de la superficie de l’agglomération actuelle ; la ville vécue à pied pour le plus grand nombre s’est transformée sous la pression de l’automobile, les banlieues pavillonnaires décriées par les urbanistes ont envahi la campagne où l’on pouvait aller se promener le dimanche grâce au tramway. Les relations de voisinage ne sont plus les mêmes, la violence s’est installée. Faut-il pour autant abandonner le mot « ville » ? Je ne le pense pas. La ville, à l’image de la société, s’est transformée, mais c’est à nous de lui conserver, voire de lui retrouver les qualités d’usage que nous aimons.
Conserver le mot ville ne doit donc pas nous conduire vers la nostalgie, mais c’est d’abord affirmer avec pleine conscience que la ville d’aujourd’hui s’est transformée. Comme la ville ancienne avait progressivement absorbé ses faubourgs, la ville actuelle dépassant ses limites franches a rattrapé ses banlieues proches et lointaines puis s’est emparée de ses périphéries. Mais si la ville semble à certains s’être diluée dans l’urbain, elle ne s’est pas perdue. La domination de l’urbain, c’est d’abord le signe que la campagne s’est urbanisée ; non parce que champs et prés se seraient transformés en lotissements, mais parce que ses habitants sont devenus urbains et ont adopté, grâce notamment à la diffusion de la télévision, du portable et d’Internet, des modes de vie, des manières de parler ou de s’habiller qui ne les différencient plus aussi radicalement de ceux des villes.
Cette ville de demain, qui est déjà là pour partie, est sans doute par bien des aspects l’urbain dont parlait Henri Lefebvre, ou la non-ville qui en désespérait d’autres. Elle se caractérise par le fait qu’elle n’a plus de limite durablement marquée, comme jadis les enceintes successives puis les boulevards qui leur avaient succédé, qu’elle a définitivement abandonné aussi bien le schéma radioconcentrique des vieilles villes européennes que les grilles des urbanisations planifiées pour des formes de croissance en rhizomes, pour reprendre la formule proposée par Christian de Portzamparc, qui qualifie ainsi les logiques de croissance et d’extension en partie aléatoires des milieux habités (1).
Conserver le mot ville est aussi le pari optimiste que cette ville, qui est aussi différente de celle de 1968 que celle-ci l’était de celle des années 1920, peut maintenir certaines des qualités de la vie sociale, et que c’est là, avec la question de son existence-même face aux défis climatiques, la raison de s’en préoccuper. Car, après tout, Lefebvre a écrit Le Droit à la ville, et non le droit à l’urbain. Ce n’est pas indifférent, et le message est clair : conserver à l’urbain les qualités de la ville.
Penser la ville de demain me paraît d’autant plus nécessaire que le travail ne se résume pas à projeter des quartiers nouveaux et des extensions de villes, à « réparer » des quartiers en difficulté ou à restaurer des quartiers historiques il consiste et consistera de plus en plus à assembler des fragments d’urbanisation qui juxtapose des tissus hétérogènes provenant de maîtrises d’ouvrage disparates obéissant à des logiques diverses et échappant pour l’essentiel à une planification logique.
Cette ville fragmentée parfois désignée sous le terme de ville patchwork, après la ville compacte et ses faubourgs, après l’expansion des banlieues, constitue aujourd’hui la majorité de la surface urbaine que l’on nomme aussi territoires. Face à cette situation, il n’est pas indifférent de développer une pensée globale et apaisante, de chercher les éléments qui peuvent faire lien : espaces publics et infrastructures de la mobilité, chemins de l’eau et sites paysagers, vestiges historiques et traces anciennes de l’urbanisation, équipements récents, centres commerciaux, pôles de loisir, parcs naturels, agriculture urbaine et forêts qui deviennent bois. Et de les mettre en relation, même après coup. Tout ce qui donne du sens au territoire et permet la rencontre, l’échange, la vie ensemble.
Penser la ville de demain pourrait être une proposition pour ne pas s’enfermer dans un débat stérile entre les tenants des métropoles où seuls résideraient les adeptes d’un progrès technique et économique (que ceux d’en face qualifieraient volontiers de technocrates avides de richesse) et les adeptes des « territoires » ou des « périphéries », qui seuls seraient porteurs d’une part de vérité. C’est du moins ce que défend Chistophe Guilluy qui, de livre en livre, depuis vingt ans, s’efforce de démontrer l’inexistence de la classe moyenne dépassée par une classe populaire majoritaire et périphérique, dont il s’est donné pour objectif d’en écrire la géographie. Il nous rappelle à juste titre, en résonnance avec les Gilets jaunes, l’incompréhension du pouvoir et l’enrichissement des plus riches. Mais l’unification d’une France périphérique opposant un pays désindustrialisé à une douzaine de métropoles prospères ne convainc guère. Il en est toujours ainsi avec les statistiques : tout dépend du point où l’on place le curseur, et l’un des derniers livres de Laurent Davezies (2021) nous rappelle que « l’État a toujours soutenu ses territoires ».
Penser la ville de demain pourrait se donner comme objectif de rassembler les uns et les autres dans des groupes de villes qui gardent, au-delà de leurs points communs, des différences significatives. Les provenances régionales et les cultures locales marquent des appartenances et des connivences qui ne se réduisent pas à des accents locaux. Les différences de surface et de population marquent des hiérarchies discrètes dont rend compte le statut administratif – chef-lieu de canton, puis d’arrondissement, ou sous-préfecture, préfecture puis préfecture de région – qui se traduisent aussi par une hiérarchie des équipements publics, qu’ils soient scolaires (des groupes scolaires aux universités), hospitaliers ou administratifs. Ces hiérarchies ne sont pas abstraites, elles entraînent pour les habitants des dépendances (la maternité est proche ou éloignée) et constituent aussi des pôles d’emplois (le nouvel hôpital de Rodez représente 1 500 emplois directs). On pourrait multiplier les exemples de villes petites ou moyennes qui rassemblent des emplois de qualifications et de salaires très, voire trop différents : comment alors cartographier avec sérieux telle ou telle classe ou groupe social sans entrer dans le détail de chaque agglomération ?
Penser la ville de demain, c’est croire qu’existent encore une culture urbaine, une façon d’être, une manière de vivre hors de la vie privée du chez-soi qu’on ne retrouve pas exactement semblable dans les pays voisins. Il n’est qu’à comparer un café et un pub, chacun a son charme, mais ils sont différents. Et si, comme l’écrivait Georges Perec (2), notre mémoire est dans les lieux, j’aimerais terminer en paraphrasant Verlaine : « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d’une ville connue et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. »
Notes
1. Christian de Portzamparc et Daniel Béhar, dans leur contribution à la consultation sur le Grand Paris de 2008-2009.
2. G. Perec, Espèces d’espaces, op. cit.