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Henri Lefebvre et les architectes français

DOSSIER/ Nouvelles figures du droit à la ville

Collectif, 2019.

Pour comprendre comment l’École des beaux-arts de Paris devient un lieu de contestation ouvert aux idées d’Henri Lefebvre, en particulier au “droit à la ville”, il faut restituer le contexte de l’époque. Je vais le faire à partir de ma propre expérience. Je suis reçu à l’École, en section architecture, en 1962 et en sort diplômé en 1967. L’École est alors un lieu agréable où les élèves et enseignants jouissent d’une immense liberté, mais où tout le monde, ou presque, est convaincu que le système n’arrivera pas à se réformer. Michel Debré, alors Premier ministre et à l’initiative d’une loi-cadre de réforme de l’enseignement de l’architecture, le disait en 1962 : “L’École est vouée à disparaître ou à se réformer radicalement.”

Pour plusieurs raisons. D’abord, à partir de l’après guerre, la demande d’enseignement supérieur pour une classe d’âge augmente considérablement et les Beaux-Arts ne sont pas prêts à passer de 500 à 3 000 étudiants. D’autre part, l’héritage de l’Académie maintenait dans les projets la prééminence de la “grande composition” toujours sur des terrains abstraits, avec quelques rares indications de localisation – comme à proximité d’une grande ville et desservi par une route secondaire en limite nord du terrain qui ne dépassera pas 300 m dans sa plus grande dimension – ou, plus riant, pour un village de vacances ou un centre d’art contemporain – sur un beau terrain boisé avec vue sur la Méditerranée… bref, terrains abstraits et programmes sans rapport avec la réalité de la société et de la pratique majoritaire de l’architecture telle que nous la voyions quand nous travaillions en agence, ce qui était le cas de la plupart d’entre nous.

Ceci dit, contrairement à beaucoup d’idées reçues, le climat au sein de l’École n’était pas apolitique. Je suis de la première génération qui n’est pas partie faire son service militaire en Algérie. L’École était très marquée par la guerre d’Algérie, avec de forts clivages autour de la décolonisation. Il y avait de nombreuses discussions là-dessus, ainsi que sur le socialisme des pays de l’Est, sur les soulèvements populaires, comme la Hongrie en 1956, sur la capacité du communisme à émanciper. Nous étions antigaullistes car le régime nous paraissait archaïque, en particulier sur le plan des moeurs. Dans l’atelier Arretche (du nom de son patron) auquel j’appartenais, nous parlions politique tout le temps mais les relations restaient courtoises. Certains élèves étaient membres ou sympathisants du Parti communiste français (PCF), d’autres cathos de gauche ou PSU (1), certains franchement réacs. Nous discutions politique mais pas sur des thèmes urbains.

Au-delà des livres de Pierre Lavedan, la question urbaine vient pour moi à travers trois livres. D’abord, celui de Françoise Choay, L’urbanisme, utopies ou réalités, une anthologie, paru en 1965 – la même année que le schéma directeur de la région parisienne, est-ce un hasard ? –, qui d’un seul coup fait découvrir des personnes dont on ne nous avait jamais parlé : Étienne Cabet, Jean-Claude-Nicolas Forestier, Tony Garnier… et nous dit que l’urbanisme n’est pas l’histoire des villes mais une pratique professionnelle nouvelle qui accompagne le développement de l’industrie. Ensuite celui de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998), Paris et l’agglomération parisienne – L’espace social dans une grande cité (1952), et celui de René Kaës, Vivre dans les grands ensembles (1963), qui annonce très clairement les difficultés à venir. Plus tard, à l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris (IIUP), la réflexion sur l’échelle territoriale commence par la découverte du travail des géographes comme Jean Labasse (1918-2002) sur l’organisation de l’espace.

La rencontre avec Henri Lefebvre

Ma rencontre avec Henri Lefebvre date d’octobre 1967, j’entre alors à l’Institut d’urbanisme de la rue Michelet où il enseigne. Ses cours n’avaient rien à voir avec les autres. Il était très drôle et faisait réfléchir. Sa position en décalage avec le marxisme officiel du PCF était stimulante, son maniement critique du structuralisme ouvrait des horizons qui tranchaient avec l’absence de théorie des Beaux-Arts. Après chaque cours, nous nous précipitions à la librairie La Hune acheter trois ou quatre livres, ceux de Roland Barthes ou de Jane Jacobs (2), le dernier numéro de la revue Communications (3)… À l’Institut, d’autres enseignants apportaient aussi des éclairages nouveaux, comme Hubert Tonka, son assistant, qui animait la revue Utopie, ou Antoine Haumont (1935-2016). Nous étions curieux de tout, et il faut bien voir qu’à l’époque la réflexion sur la ville n’avait pas les bases de connaissance qu’elle a acquises depuis.

En janvier 1969, à l’école d’architecture de Versailles qui venait d’ouvrir, nous avons eu la chance de retrouver des enseignants venus de l’entourage de Lefebvre, comme Jean-Charles Depaule, qui faisait sa thèse avec lui sur les sauvages de l’architecture et faisait travailler les étudiants sur l’appropriation de l’espace, puis un peu plus tard Ginette Tornikian. Grâce à eux, j’ai fréquenté le Groupe de sociologie urbaine de Nanterre formé autour d’Henri Raymond, auteur avec d’autres de L’habitat pavillonnaire. Les “pavillonnaires” ont fondé une sociologie de l’habitat en rupture avec la sociologie des besoins alors dominante. Le livre analyse l’usage des espaces et les représentations par ses habitants, que les auteurs avaient réellement interrogés et dont ils avaient observé les pratiques – je pense notamment aux travaux du RAUC (Centre de recherche, d’architecture, de construction) fondé par Lefebvre –, avec l’étude des transformations que les habitants apportent au quartier créé par Le Corbusier à Pessac, recherche qui fait écho au livre de Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier (1967). Derrière tout cela, pour moi, il y a Lefebvre, l’attention à la vie quotidienne, la valorisation de l’intervention des habitants sur leur logement alors qu’elle était généralement méprisée, l’absence d’une pensée normative et le respect du travail sur l’espace, qui reste pour moi l’objet essentiel de l’architecture. Il n’en était pas de même dans toutes les écoles d’architecture ni à Versailles pour tous les enseignants. Lefebvre n’était pas moralisateur, il suscitait l’envie de faire différemment ; la pensée lefebvrienne a servi de ciment aux jeunes enseignants que nous étions pour appuyer notre travail sur des observations, des visites, des voyages et des recherches… En 1974, avec Jean-Charles Depaule, Jean Castex, Ginette Tornikian, Marcelle Demorgon, nous créons l’ADROS devenu en 1986 le LADRHAUS, un laboratoire de recherche associant architectes, géographes, sociologues, juristes…

La critique des grands ensembles

La critique des grands ensembles joue aussi un grand rôle. Elle commence aux Beaux-Arts avec la perte de prestige de nos patrons qui “tartinaient” des grands ensembles, et dans les agences où nous pouvions en modifiant légèrement les calques d’un projet antérieur, réaliser en un week-end le dossier de permis de construire pour 300 logements sur un terrain que nous n’avions jamais vu. Dans les années 1960, les grands ensembles gardaient encore la mixité sociale voulue initialement. À la fin de mes études, j’habitais celui de Massy, avec comme voisins des ouvriers de Citroën, un professeur à Orsay et un chercheur à Saclay. C’est le moment où je lis le livre de René Kaës, évoqué plus haut, préfacé par Chombart de Lauwe, qui pointe déjà tous les problèmes qui s’y posent. C’est le moment où Lefebvre, dans quelques articles ou conférences, dénonce la réduction de la ville à l’urbain, la pauvreté du fonctionnalisme triomphant et le peu de place donné à « l’habité ». Les « pavillonnaires » s’inscrivent dans cette contestation des grands ensembles français, comme aussi l’intérêt tardif pour une lecture critique du mouvement moderne. Dans l’esprit de l’époque, il était impensable qu’un bâtiment puisse évoluer sous l’action de ses habitants. Même si Georges Candilis (1913-1995) avait introduit cette idée à l’École, la plupart des architectes la rejetaient ou au mieux défendaient la flexibilité.

Le Droit à la ville sort de l’imprimerie le 10 mars 1968, La Révolution urbaine en 1970 – c’est la transcription des cours auxquels j’avais assisté – La Production de l’espace en 1974. Après ce moment urbain, Lefebvre passe à une réflexion plus globale, particulièrement sur l’État. Ensuite, il me semble qu’il y a en France une éclipse de la référence à son oeuvre. On ne retrouve pas trace de sa pensée dans les programmes des partis de gauche, PCF et PS. C’est d’ailleurs un reproche qu’Henri Lefebvre leur adresse, en particulier au PCF, de ne pas avoir de programme urbain.

C’est du côté de la gauche autogestionnaire, du PSU, des GAM (Groupes d’action municipale) qu’on trouve des tentatives comme à Grenoble autour d’Hubert Dubedout (1922-1986), son maire de 1965 à 1983, et de Jean Verlhac (1923-1995), son adjoint à l’urbanisme – qui fonde l’Institut d’urbanisme de Grenoble –, à Briançon ou à Grande-Synthe avec un atelier pluridisciplinaire d’urbanisme. Mais ces initiatives resteront isolées. Et quand nous avons cru que la gauche était au pouvoir en 1981, l’idée d’ateliers publics d’architecture et d’urbanisme, que je défendais avec quelques autres, ne sera pas mise en oeuvre. Chez les architectes, commence le temps du dévoiement d’une pensée urbaine dans une question stylistique, d’une confusion avec le postmodernisme comme style. Même Banlieues 89 n’y échappera pas.

Propos recueillis par Grégory Busquet, Hélène Hatzfeld et Antoine Loubière.

Notes

1 – Parti socialiste unifié, créé en 1960 en opposition à la guerre d’Algérie (NDLR).
2 – Jane Jacobs (1916-2006) a marqué l’urbanisme nord-américain, notamment avec Death and Life of Great American Cities (1961), traduit en français par Claire Parin, Déclin et survie des grandes villes américaines, Parenthèses, 2012 (NDLR).
3 – Revue créée à l’automne 1961 par Georges Friedmann, Roland Barthes et Edgar Morin (NDLR).

Couverture revue Urbanisme

"Lefebvre suscitait l’envie de faire différemment"